lundi 10 septembre 2007

Michel lit "Langages totalitaires"


Dreux, sur la terrasse d'un loft, le 9 septembre 2007.






Michel, 58 ans, comédien, metteur en scène, professeur d'art dramatique, journaliste radiophonique, auteur-adaptateur. Vit à Paris (18e).













En tournée à Dreux, où je joue un petit rôle dans La Reine morte d'Henri de Montherlant, l'un de mes partenaires de scène me parle d'un livre qu'il lit en ce moment.




Soyons tout à fait honnêtes : j'ai un peu triché, cette fois. Cette interview n'est pas le fruit du hasard, je l'ai provoquée parce que Michel et son livre étaient trop intéressants pour passer à côté d'une telle aubaine.





Qu'est-ce que tu lis?



Langages totalitaires, de Jean-Pierre Faye. Il y a un sous-titre important : Critique de la raison narrative et critique de l'économie narrative, "critique" et "économie" étant placés l'un au-dessus de l'autre.










Une phrase que tu aimes dans ce livre :


C'est une question difficile pour commencer... Tu vois, je feuillette le livre devant toi. Tu vois tout ce qui est souligné et ce tout ce qui est noté dans la marge. Finalement, tout est important... Voilà : "Dans les commencements d'une révolution, on ne peut jamais savoir, devant les prétendus écarts, s'il s'agit de simple confusion personnelle, ou des germes d'un nouveau parti." Ou comment l'on est conduit d'une préoccupation individuelle à la construction d'un outil politique.





Pourquoi ce livre?


Mes lectures s'inscrivent toujours dans une constellation. je choisis toujours un livre à cause d'un autre livre. J'ai passé une partie de l'été à lire des ouvrages qui tous avaient trait à la période de la Deuxième Guerre Mondiale. Un exemple parmi d'autres, les articles que Joseph Kessel a écrits lorsqu'il a couvert pour la presse nationale les procès qui ont suivi la Libération (Pétain, Nuremberg, entre autres) et j'avais été frappé par la pureté de la langue qu'il utilisait - alors que c'est une langue journalistique : il y a des moments qui sont très saisissants. Du coup, je me suis mis à lire le livre que Hannah Arendt a consacré au procès de Eichmann à Jérusalem au début des années soixante*. C'est à travers ces lectures que j'ai été conduit vers celle-ci, qui correspond au tableau d'ensemble historique auquel on fait référence dans chacun des autres ouvrages.



C'est un ouvrage de philosophie historique qui est assez compliqué, d'ailleurs j'ai lu 150 pages en un mois avec beaucoup d'attention, en prenant des notes et en me munissant d'un dictionnaire d'allemand : la précision de la traduction est capitale pour comprendre exactement le fil de la pensée et de la démonstration qui s'ensuit.


C'est un ouvrage assez ancien, publié pour la première fois en 1972 et republié il y a une dizaine d'années. Il est considéré par les politologues ou les philosophes de l'Histoire comme un des ouvrages majeurs du Vingtième Siècle, parce qu'il réussit en partie à faire comprendre comment on a pu rendre acceptable l'idéologie nazie. Mais aussi la destruction, le meurtre, l'autodissolution d'un pays, l'Allemagne. C'est l'énigme majeure : l'Allemagne était dans les années 1930 un des pays les plus développés, les plus cultivés du monde, avec une grande tradition philosophique. Georges Steiner disait : Comment peut-on rendre compte du fait qu'il y a, à quelques kilomètres d'écart, un camp de concentration et Weimar qui est la patrie de Goethe?




Rappelons-le au passage, Jean-Pierre Faye a été l'un des fondateurs de la revue Tel Quel avec Philippe Sollers, puis de Change. Il s'est beaucoup appliqué à travailler sur les capacités meurtrières du langage ; or, dans l'histoire du Vingtième Siècle, elles ont atteint un sommet : les mots ont tué, véritablement.

Quel est ton rapport physique avec cet objet? Où et comment l'as-tu acheté?


Quarante euros, c'est cher. Malgré mes nombreux métiers, je suis intermittent du spectacle, et très intermittent parfois : parfois très riche, parfois très pauvre. Il est vrai que je convoite souvent longtemps les livres. Je les achète quand j'ai les moyens de les acheter. J'avais envie de lire celui-ci depuis fort longtemps, avec un autre d'ailleurs, Le vocabulaire européen de la philosophie**, qui, lui, est encore plus cher : j'espère qu'on me l'offrira pour mon anniversaire ou pour Noël! J'avais cherché ce bouquin à la FNAC Saint-Lazare à Paris. On trouve des libraires qui sont des gens cultivés mais aussi des abrutis intégraux, dont cette personne qui a prétendu que ce livre n'existait pas, qu'il était complètement épuisé. En réalité elle avait regardé dans une mauvaise rubrique, je suis allé dans les rayons et je l'ai trouvé... Un peu méchamment, je suis allé le lui montrer. C'est un peu dur, mais après tout, c'est vachement important! On ne peut pas vendre des livres comme on vend des baskets ou de la lessive, enfin!


J'attends parfois plusieurs années avant de pouvoir acheter un bouquin, et j'en ai beaucoup aujourd'hui... parce que je suis un peu vieux maintenant!




Et maintenant, qu'en penses-tu, de ce livre?


Cette lecture permet de faire le lien entre des choses qu'on ne met pas en rapport habituellement. Malgré l'extraordinaire complexité de la matière, l'écriture de Jean-Pierre Faye est parfaitement limpide. Je n'ai pas besoin, si j'interromps ma lecture pendant une semaine par exemple, de relire les pages qui précèdent. Je retrouve aussitôt le fil, parce que la pensée est limpide. Elle est parfois même un peu trop méthodique. Il s'agit de comprendre comment il y a eu une constellation idéologique qui s'est constituée et qui a conduit au nazisme. Il prend les choses depuis le dix-neuvième siècle et surtout après la guerre de 14. Il faut avoir quelques notions de philosophie et éventuellement se replonger dans les manuels de terminale, pour avoir les faits de la République de Weimar par exemple.





Donc, au bout de ces 150 pages, tu as déjà quelques clefs, quelques élements de réponse sur le discours totalitaire et la construction de l'idéologie nazie?


Absolument! Parce que Faye raisonne d'une manière topographique. Il situe les matières dont il parle sur le terrain des idéologies . Donc on peut les repérer d'une manière schématique, à travers une espèce de figure où l'on voit apparaître le positionnement de chacune de ces matières. L'entreprise est tellement étendue qu'il reste énormément de choses à découvrir - ça lui a pris dix ou quinze ans de sa vie... Mais je crois avoir saisi, dans les cent cinquante premières pages, l'essentiel de la trame. J'arrive à suivre la pensée et je comprends d'où elle vient et où elle va me conduire.


François Miterrand, qui n'était pas le dernier crétin venu, disait que c'était l'un des livres majeurs du vingtième siècle. C'est intéressant d'avoir le point de vue d'un homme politique, de quelqu'un qui a dirigé une nation comme la nôtre, qui considérait ce livre comme un sésame pour comprendre l'histoire du vingtième siècle. C'est capital.



Est-ce que tu arrives à lire ici, en tournée, avec toute la troupe autour? (Nous sommes onze comédiens, plus une maquilleuse et un régisseur, et en tournée, on se voit presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre...)


Non, pas vraiment, je l'avoue... je n'arrive véritablement qu'à remplir les grilles de mots croisés du Monde!


Mais je suis frappé d'une chose. Je suis un grand lecteur depuis mon enfance. Or je ne lis pas dans les endroits où je vois la plupart des gens lire (le métro, le bus, etc.). Les gens qui lisent dans les transports en commun semblent utiliser le livre comme un outil de repli sur soi qui leur permet de ne pas avoir la conscience de l'existence de l'environnement. C'est un truc qui m'étonne. Je suis un peu perplexe.



Moi, je peux tout à fait m'absorber...


Mais peut-être est-ce affaire de génération, tu sais. Je suis un peu vieille France, j'aurais trouvé inconvenant quand j'avais quinze ou vingt ans de lire dans un transport en commun autre chose qu'un journal. J'aurais probablement pensé que je lisais mal. J'ai besoin d'un environnement calme. J'ai besoin que le regard, quand il quitte les caractères graphiques, puisse s'évader, puisse aller loin dans l'horizon. Or, je suis trop passionné par les êtres et quand je suis dans les transports en commun, j'observe. Je regarde les gens, je les capte, je les apprécie, dans tous les sens du terme. C'est un terrain d'observation que je préfère infiniment à la lecture.

Quel est ton livre préféré?


Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, parce que c'est le plus beau livre d'amour que j'aie jamais lu. On peut ne pas être d'accord, car Cohen était macho et le personnage de Belle du Seigneur est lui-même un grand séducteur machiste, mais c'est quand même un magnifique livre d'amour. Je l'ai d'ailleurs offert à des femmes que j'aimais bien - pas forcément amoureusement - qui parfois l'ont pris comme le signe d'une immaturité... comme si elles se disaient : "S'il aime ce livre, c'est qu'il en partage les tenants et les aboutissants", ce qui est faux! J'espère être infiniment moins machiste que Solal dans Belle du Seigneur. Il n'en reste pas moins que c'est un bouquin où l'on a rarement décrit la passion avec autant de finesse, autant d'humour... c'est beau, tout simplement!

Maintenant, fais-moi une grimace inspirée par Langages totalitaires!






Et désormais, Michel sera pour moi...


Un voyageur, un curieux, un excellent acteur, un littéraire, un philosophe... pour moi, l'incarnation de la bohème à la française...




* "Eichmann à Jérusalem", Hannah Arendt, éditions Folio Histoire.

** "Le Vocabulaire européen des philosophies" (sous-titré "Dictionnaire des intraduisibles") est un dictionnaire encyclopédique du lexique philosophique, réalisé sous la direction de Barbara Cassin. D'aucuns considèrent cet ouvrage comme le "Lalande" du XXIe siècle. (source : Wikipédia).

8 commentaires:

P. a dit…

Eh ben... On passe de Rock en Seine a du lourd, ma fille... Cette interview me donne furieusement envie de lire. J'y vais de ce pas.

Anonyme a dit…

Article très interessant!

Anonyme a dit…

Interview très intéressante, dommage que ça finisse par l'apologie de Belle du Seigneur (roman écrit par un type au talent immense mais qui, je l'avoue, m'a gonflée... j'ai lu une histoire de passion et certainement pas d'amour. Question de point de vue).
Rien à voir mais, si tu aimes Sophie Calle, peut-être as-tu lu Léviathan de Paul Auster?

Magda a dit…

Pauline et Périphérique : merci les filles... j'avoue que jusque là, c'est mon interview la plus riche de sens. C'est sans doute dû en grande partie à la qualité de l'interviwé, Michel, un vrai puits de science - mais aussi à l'achat d'un magnifique petit dictaphone Olympus! ;-)

Kalistina : Je vais te faire un aveu! J'ai lu "Belle du Seigneur" sur la terrasse d'un chalet enneigé dans les Alpes et là, bien emmitouflée dans ma combi, j'ai lâché le livre au bout de cent pages, bercée par le bruit du télésiège et par les rayons du soleil... la montagne, ça vous gagne. Quant à Leviathan, vise un peu, je lui ai consacré un billet! :-)

MMSG a dit…

Sur ce billet le ton de l'interview est très journalistique, c'est assez classe. Et la grimace de la fin est un bijou. Sinon j'ai lu "langages totalitaires" lorsque j'étais encore une élève (presque brillante) en philo et je l'ai trouvé intéressant mais assez didactique, bon c'est une affaire de goût tout ça.

Anonyme a dit…

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Margot. Promis, j'arrête (juste une encore), d'ailleurs j'ai des réclamations de Louise. Des envies de petite robe noire comme chez Robe de mariée BodeBo (ici et la) ou chez Nils & Happy to see you ... Cette popeline noire de France Duval-Stalla qui attendait sagement ... Robe mariée voilà donc la robe 12 du Everyday Girls Clothes dont j'ai modifié l'encolure et à laquelle j'ai ajouté un passepoil rose fluo. Bon. Robes mariée